Euripide
(480-406 av. J.-C.)
"Euripide est celui qui a le mieux montré la psychologie des personnages, introduisant une dimension plus humaine et souvent plus complexe, où les dieux sont moins présents et l'homme est davantage le maître de son destin."
Aristote, dans "La Poétique"
Euripide - le torturé
Euripide occupa la scène athénienne en même temps que Sophocle, son aîné de quinze ans, pendant un demi-siècle, depuis l’année 455 (où il prend le relais d’Eschyle qui vient de mourir à soixante-dix ans) jusqu’à sa propre mort en 406 et même au-delà puisque ses succès furent surtout post-
humes. Si, en effet, comme Eschyle, son maître, il écrivit plus de cent pièces, une trentaine de moins que son rival Sophocle, en revanche il ne reçut que cinq fois la couronne de la victoire aux concours dramatiques d’Athènes.
Il plaît moins. Il ne travaille pas dans la grandeur, ni dans l’équilibre serein.
Il déconcerte par les soubresauts d’un tempérament passionné. Avec sa belle humeur, Aristophane rit de tout. Lui s’interroge sur tout, s’inquiète, se méfie.

Le théâtre d'Euripide:
Il trouve, bien évidemment sa matière dramatique dans les mythes. Il amoindrit dans l’action le rôle du choeur, qui ne sert plus guère qu’à décharger par des chants la tension de l’atmosphère et à séparer les groupes de grandes scènes pendant que s’accomplit en coulisse un acte trop atroce pour être vu. Et ces scènes se suivent moins dans la logique du développement qu’elles n’illustrent, sous des éclairages recherchés, les phases d’un spectacle frappant.
Aristote n’avait cependant pas tort de voir en Euripide "le plus tragique des poètes", et Racine a raison d’écrire qu’il « savait merveilleusement exciter la compassion et la terreur, qui sont les véritables effets de la tragédie » ; . Ici l’épouse se venge du mari infidèle en massacrant ses propres enfants ; le frère et la soeur s’accordent pour assassiner leur mère, coupable elle-même de crime et d’infidélité ; le frère tue le frère qui a gardé le sceptre ; les enfants innocents sont exterminés en temps de guerre. Tous ces traits sont dans la légende, sans doute, mais Euripide était libre de ne pas les accuser ; or il les noircit dans la violence et les rougit dans le sang. Romanesque ou pathétique, Euripide réunit les contrastes en cultivant le réalisme. Entre l’allégresse limitée et l’horreur sans frein, en rapprochant de son temps les héros légendaires, il les met du même coup dans le nôtre. .
Tel est le théâtre d’Euripide : une accumulation d’orages et de cataclysmes, entrecoupés de sporadiques éclaircies.
Pour donner la vie, il faut l’avoir reçue. Euripide a été vivant ; il a cherché le bonheur, ne l’a trouvé que par à-coups ; jusqu’au bout, il s’interroge sur le sens du destin de l’homme, sans découvrir la solution qu’il pourchasse avec la curiosité d’un savant, la passion d’un être qui souffre. S’il pousse au noir ses drames, ce n’est pas faute d’avoir espéré la lumière, qui n’est pas descendue jusqu’à lui.
"Euripide, par sa liberté de création, rompt avec les traditions rigides de la tragédie et ose explorer l'âme humaine dans toute sa complexité et ses contradictions."
Le théâtre d’Euripide est marqué par une grande liberté de création. Contrairement à ses prédécesseurs, il ne cherche pas toujours l’unité parfaite dans ses tragédies. Il peut parfois retoucher, reprendre ou même assembler plusieurs intrigues dans une même pièce, comme s’il devait rapidement produire de nouvelles œuvres.
Dans ses tragédies, le chœur perd de son rôle traditionnel. Il ne fait plus avancer l’action, mais sert plutôt à alléger l’atmosphère ou à marquer des pauses entre les grandes scènes, souvent pour laisser place à des actes violents joués hors scène. Ses pièces se construisent comme une série de tableaux marquants, parfois spectaculaires. Par exemple, Les Troyennes enchaîne des scènes poignantes : la douleur des captives, la mort d’Astyanax, et la destruction de Troie. À d’autres moments, Euripide explore des ambiances plus exotiques, comme dans Hélène, où il mêle l’Égypte et des éléments fantastiques.
Lorsqu’il prend le temps, Euripide peut concevoir des intrigues autour de personnages puissants, comme Médée ou Iphigénie, ou créer des pièces bien équilibrées, comme Ion. Cependant, il aime souvent combiner deux histoires dans une seule tragédie, comme dans Oreste ou Hécube, ce qui peut donner une impression de rupture ou de longueur. Il insère aussi des épisodes inattendus ou des rebondissements spectaculaires, parfois critiqués pour leur côté artificiel, comme le retour miraculeux d’Héraclès ou l’intervention de Ménélas à point nommé.
Euripide est aussi connu pour ses prologues explicatifs, où un personnage ou un dieu présente l’histoire et le dénouement à venir. À la fin, il fait souvent intervenir des dieux, ex machina, pour résoudre les situations devenues trop complexes, ce qui a conduit Aristote à critiquer son manque de rigueur dans la construction de ses œuvres.
Son style reflète cette diversité : il alterne entre poésie et prose, entre envolées lyriques et moments presque comiques ou familiers. Il excelle dans les chants où il évoque la nature et les émotions humaines, mais il n’hésite pas non plus à insérer des dialogues empreints de philosophie et de rhétorique. Ses tragédies, malgré leurs imperfections, témoignent de son inventivité et de son goût pour l’exploration des multiples facettes de l’humanité.
"Euripide est l'auteur qui fait de la fragilité humaine, de la complexité des émotions et des contradictions des personnages le cœur de ses tragédies, remettant en question les certitudes morales et sociales de son époque."
Euripide a beaucoup à exprimer, que ce soit pour convaincre son public ou, plus souvent, pour laisser ses idées s'exprimer à travers ses personnages. Cela donne parfois lieu à des anachronismes, où les thèmes ou les idées du poète ne sont pas toujours en adéquation avec l'époque qu’il décrit. Chez Euripide, les personnages ne sont pas là uniquement pour incarner une histoire, mais pour porter des débats intellectuels. Il n'y a pas un seul personnage qui représente pleinement la pensée du poète ; au contraire, les idées apparaissent au fil des confrontations oratoires, souvent entre des points de vue opposés.
Dès qu’un héros commence à réfléchir et à débattre, il semble laisser place à la voix de l’auteur lui-même. Cela permet à Euripide d’aborder une grande variété de sujets : des questions morales (comme la vie heureuse, le suicide, la vertu), des problèmes militaires (la comparaison entre l’hoplite et l’archer), ou encore des réflexions intellectuelles et scientifiques (sur la persuasion, l’astronomie, la médecine). Il aborde aussi des thèmes politiques et sociaux, comme les droits des femmes, l’égalité des sexes, ou la critique de la démocratie, et même des sujets religieux, tels que les rapports entre l’homme et les dieux, ou l’intolérance de ceux qui doutent.
Euripide ne se contente pas de raconter des histoires mythologiques, il ouvre aussi des questions profondes qui seront reprises plus tard par des philosophes comme Platon, notamment en s’interrogeant sur l’âme et les récompenses ou châtiments dans l’au-delà. Peu importe que ses personnages appartiennent à une époque ancienne, ils portent en eux la jeunesse et les idées du poète.
"Les personnages féminins d'Euripide sont parmi les plus profonds et les plus poignants du théâtre antique, incarnant des luttes intérieures complexes, entre désir, devoir et souffrance, tout en défiant les normes sociales de leur époque."
Chez Euripide, peu importe si plusieurs personnages masculins se ressemblent, car on retrouve souvent des archétypes : le paysan sage, l’esclave dévoué, le tyran méprisable, le prince déchu, ou encore le vieillard fragile. Rarement, ces personnages sont pleinement admirables. À part quelques exceptions comme Ion, le jeune serviteur du temple de Delphes, et Hippolyte, un adolescent amoureux de la nature, la plupart des personnages masculins d’Euripide sont soit insupportables, soit manquent de caractère.
Cependant, Euripide se distingue par ses portraits de femmes, qu’il explore sous toutes les facettes de l’amour, qu’il soit dévastateur, délicat ou compliqué. Il met en scène des héroïnes passionnées, comme Hélène, Phèdre ou Clytemnestre, et des femmes fidèles comme Alceste, ou encore des mères dévouées et prêtes à tout pour protéger leurs enfants, comme Hécube ou Andromaque. Certaines femmes, comme Médée ou Électre, sont prêtes à tout, y compris tuer, pour venger leurs proches. D’autres se résignent à un mariage de raison, comme Créuse. Euripide crée ainsi des personnages féminins forts, souvent prêts à se sacrifier pour leur famille ou leur cité, comme Antigone ou Iphigénie.
Malgré la tragédie, Euripide ne manque pas de moments d’espoir et d’euphorie. Certaines de ses pièces ont des dénouements heureux, comme Alceste qui revient à la vie, Ion qui retrouve ses parents, ou Iphigénie qui échappe à un sacrifice. Ces retrouvailles, ces réconciliations entre proches, ouvrent la voie à des éléments de comédie, avec des mariages inattendus et des histoires d’amour qui rappellent les romans. Le théâtre d’Euripide, bien qu’ancré dans la tragédie, touche parfois à des genres plus légers, se rapprochant de la comédie ou du drame bourgeois.
"Euripide crée un théâtre pathétique où les passions humaines, poussées à leur paroxysme, révèlent la fragilité des êtres, tout en introduisant un aspect romanesque par la profondeur psychologique et les dilemmes moraux auxquels ses personnages sont confrontés."
Aristote n’avait pas tort de qualifier Euripide de « plus tragique des poètes », et Racine a raison de dire qu’il savait exciter la compassion et la terreur, les émotions essentielles de la tragédie. Toutefois, Racine obtient ces effets avec plus de mesure, inspiré par l’esprit grec, tandis qu’Euripide, lui, pousse ses personnages à des extrêmes violents. Dans ses pièces, les mariages finissent souvent dans des massacres, comme une femme qui se venge de l’infidélité de son mari en tuant ses enfants, ou un frère qui tue l’autre pour prendre le pouvoir. Ces actes de violence sont présents dans les légendes, mais Euripide les accentue de manière sanglante.
Euripide se distingue par son réalisme, mêlant l’allégresse à l’horreur. Il place ses héros légendaires dans un contexte plus moderne et proche de son époque. Par exemple, Hippolyte pourrait être un adepte des idées philosophiques de l’époque, Ulysse devient un homme politique bavard, et les femmes, loin de l’idéalisation, apparaissent comme des figures plus ordinaires, typiques de la société athénienne : curieuses, bavardes, parfois naïves. Électre devient une figure de la petite bourgeoisie, et Andromaque montre des faiblesses humaines, presque orientales, dans son acceptation des infidélités de son mari.
Dans ses tragédies, Euripide mêle le terre-à-terre à l’horreur, transformant ses scènes en « choses vues ». Contemporain d’Hippocrate, il est fasciné par la folie et la souffrance humaine. Il décrit de manière presque clinique les accès de folie, qu'ils soient sacrés ou non, chez des personnages comme Médée, Héraclès, ou Penthée. Bien qu’il ne mette pas directement en scène la mort, il en décrit les soubresauts et l’agonie : cris, corps mutilés, et têtes coupées sont montrés de manière crue, souvent hors scène, pour choquer et émouvoir son public.
"Euripide ne se contente pas de mettre en scène des héros et des dieux, il introduit sur le devant de la scène les failles de l'humanité, la fragilité des émotions et les contradictions intérieures, créant ainsi un théâtre de l'incertitude et de la liberté."
Le théâtre d’Euripide est marqué par des drames intenses, où les personnages sont souvent confrontés à des souffrances extrêmes. Cependant, derrière cette violence, il cherche à comprendre le sens du destin humain, sans jamais trouver de réponse claire. Il peint souvent les femmes sous des aspects complexes, ni totalement bonnes ni mauvaises, et explore leur capacité à l’amour, au sacrifice, et à la vengeance. Si Euripide reconnaît la profondeur des émotions féminines, il semble aussi redouter leur pouvoir destructeur, comme le montre ses héroïnes tragiques comme Médée ou Phèdre.
Son œuvre est empreinte d’un pessimisme où la souffrance humaine est omniprésente, sans échappatoire véritable. Les dieux, dans ses pièces, sont souvent indifférents ou cruels, et Euripide se questionne sur leur nature et leur rôle dans le malheur des hommes. Il oscille entre scepticisme et une forme de foi, cherchant à comprendre le divin à travers les sacrifices humains, notamment ceux des femmes. Bien qu’il rejette souvent les dieux de la mythologie, il semble croire en une forme de justice divine, incarnée par Zeus, qui châtie les coupables. Cependant, Euripide demeure hanté par l’incertitude et la complexité de la divinité, une quête de sens qui traverse ses tragédies.
"Euripide, l'homme qui ne fait que parler de souffrances et de faiblesses, rendant l'homme plus déplorable que noble."
Aristophane ,tirée de sa comédie "Les Grenouilles"
Euripide, tout en abordant des problématiques intemporelles, ne se désintéresse pas des enjeux de son époque, notamment la guerre du Péloponnèse. Au début de sa carrière, il soutient encore Athènes et ses vertus, mais après la guerre de Sicile (415), il devient plus critique envers les dirigeants et la démocratie, condamnant l'impérialisme et la guerre. Vers la fin de sa vie, il se retire à la cour d'Archélaos en Macédoine, où il compose ses chefs-d'œuvre, dont Les Bacchantes et Iphigénie en Aulis, qui marquent son retour à une poésie pure, loin des préoccupations politiques.
Euripide, perçu comme moderne de son vivant, est comparé par Aristophane à Eschyle dans Les Grenouilles. Si Eschyle forme mieux les citoyens par un théâtre valorisant la vertu, Euripide, avec ses thèmes de doute et de réalisme, risque de susciter le scepticisme et les vocations sophistiques. Cependant, derrière la critique d'Aristophane, se cache une véritable admiration : Euripide est apprécié pour sa simplicité, son goût du réel, et sa capacité à toucher le cœur par des sentiments authentiques. Racine lui rend hommage en mémorisant ses tragédies, soulignant l'impact durable de son œuvre.
Il est l'auteur de nombreuses tragédies, dont certaines sont parmi les plus célèbres et influentes de l'histoire du théâtre occidental. Voici une sélection de ses œuvres majeures :
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Médée (431 av. J.-C.)
L'une de ses tragédies les plus célèbres, qui raconte l'histoire de Médée, une femme dévastée par la trahison de son mari Jason, qui se venge en tuant leurs enfants. -
Les Bacchantes (405 av. J.-C.)
Cette pièce raconte le retour du dieu Dionysos à Thèbes, où il cherche à venger l'insulte faite à sa divinité par le roi Penthée, qui refuse de le reconnaître. Le thème du conflit entre le rationalisme et la folie divine est central. -
Hélène (412 av. J.-C.)
Une version de l'histoire d'Hélène de Troie, où Euripide réinvente le mythe en suggérant qu'Hélène n'a jamais été en Troie et que l'illusion d'Hélène y a été placée par les dieux. -
Les Troyennes (415 av. J.-C.)
Cette pièce se concentre sur la souffrance des femmes troyennes après la chute de Troie, montrant leur douleur et leur humiliation après la guerre. -
Iphigénie à Aulis (406 av. J.-C.)
Iphigénie, la fille d'Agamemnon, est sacrifiée pour permettre à l'armée grecque de partir en guerre contre Troie. La pièce explore des thèmes de sacrifice, de destinée et de devoir familial. -
Electre (413 av. J.-C.)
Cette tragédie raconte l'histoire d'Electre, fille d'Agamemnon, qui cherche à venger la mort de son père en tuant sa mère Clytemnestre. -
Alceste (438 av. J.-C.)
Cette œuvre traite de l'amour et du sacrifice, lorsque la reine Alceste se porte volontaire pour mourir à la place de son mari Admetos. -
Andromaque (430 av. J.-C.)
Cette tragédie se concentre sur Andromaque, veuve d'Hector, et son conflit avec Hermione, la femme de Néoptolème, concernant leur lutte pour les affections du fils d'Hector.
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